SOURCE : article sur asile.ch

Anne-Claude et Daniel

C’est en 2016 que nous faisons la connaissance de Noah[1]. Âgé de 13 ans, arrivant d’Érythrée, il est logé au foyer de l’Étoile à Genève, ne parle pas un mot de français et vient manger chez nous trois fois par semaine. Petit à petit, nous apprenons à le connaître; ses rapides progrès en français nous permettent de communiquer avec lui. Peu de temps après, Noah s’installe dans le studio contigu à notre appartement.

Un fort lien d’attachement naît entre nous. À nos yeux et dans notre cœur Noah est un être humain. Nos enfants, jeunes adultes, l’appellent « mon frère ». Il n’est ni un acronyme (RMNA), ni un statut et encore moins une menace comme certain·es politiques le laissent entendre. Après 5 années à Genève, au cours desquelles Noah parfait son français, débute un apprentissage de peintre en bâtiment, avance sur la voie de l’indépendance financière, nous réalisons qu’il est inenvisageable pour lui de déposer une demande de permis B.

Car pour déposer cette demande, Noah doit justifier de son identité. Il est contraint de se rendre à l’ambassade d’Érythrée. Or, pour obtenir des papiers, les Érythréen·nes doivent signer une « Letter of regrets » dans laquelle ils et elles admettent leur « erreur » et disent accepter une punition en cas de retour en Érythrée. Au passage, ils et elles abandonnent 2 % de leurs gains passés et à venir à leur pays d’origine[2] et sans limite dans le temps.

Quel choc, quelle déconvenue de réaliser que la Suisse s’appuie sur l’arbitraire d’une des pires dictatures du globe pour rendre ses décisions. C’est pour nous une première d’une rare violence. Certes, nous nous étions parfois heurtés à quelques lubies administratives. Avec un peu de patience, nous avions toujours réussi à trouver une solution. Nous ne mesurions cependant pas à quel point nos échanges avec l’État étaient facilités par notre appartenance au groupe dominant de la petite bourgeoisie suisse, blanche et cisgenre.

Bien sûr, nous avions eu vent à de nombreuses reprises de situations, en Suisse, où la violence et le racisme d’État s’appliquaient à des individus. Mais une certaine distance semblait nous protéger. Aujourd’hui, c’est à notre tour d’être au pied du mur. La violence et le racisme institutionnels, dont tout le monde se défendra bien sûr, nous heurtent de plein fouet. L’État est aveugle, sourd et inhumain. Empêtré dans sa schizophrénie, il est incapable d’assumer la terreur qu’il impose à ses invisibles, majoritairement originaires de contrées colonisées pendant quelques siècles ou décennies par les Lumières européennes. Nous souffrons de constater que le voyage de Noah ne s’est pas arrêté à son arrivée en Suisse. Les autorités fédérales et cantonales font tout pour précariser, fragiliser sa situation et l’encourager sournoisement à repartir.

©Ambroise Héritier, 2021

Contre notre gré, nous sommes projetés dans la détestable identité de dominant·es, qui ne risquent rien et ont tout, face à un dominé, qui risque tout et n’aura rien. Les discours officiels, les postures généreuses n’y font rien. Noah vient de là-bas, peu importe d’où d’ailleurs. Il est noir et pauvre, c’est plié. Une politique rance, proche de l’apartheid est en place ici, à Genève! Et appliquée avec zèle! Constitution? Valeurs? Esprit de Genève? Bof!

Notre famille, à laquelle Noah fait désormais partie, où il a trouvé refuge pendant quelques années, serait-elle incapable de venir en aide à un de ses membres? Incapable de réagir face à un système oublieux de ses valeurs et de sa morale? Non. Nous refusons d’abandonner un des nôtres et mettrons tout en œuvre afin qu’il trouve dans notre société le refuge auquel il aspire et a droit.

L’arrivée de Noah dans notre famille nous a heureusement ouvert les yeux. Nous pouvons renoncer à un peu de notre superflu et offrir notre aide à qui en a besoin. Gageons que nous serons nombreux·ses, prochainement, à renoncer à une illusion de prospérité dans un océan mondial de marasme. Ouvrons nos cœurs, nos familles aux humains qui arrivent et voyons toute la richesse que ces menus renoncements nous apportent.

Entre la liberté et le bonheur, n’hésitons plus à favoriser la liberté. Le bonheur vient avec.

Carouge, septembre 2021